Fiction: dans la tĂȘte d’Harvey Weinstein

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Avec audace et sang-froid, Emma Cline retrace les heures (de dĂ©ni) prĂ©cĂ©dant le verdict. Glaçant. AprĂšs une entrĂ©e remarquĂ©e en littĂ©rature, avec The Girls (Quai Voltaire, 2016), impressionnante plongĂ©e au cƓur du piĂšge qui se referme sur une proie adolescente, Emma Cline s’empare d’un sujet d’actualitĂ© avec audace et sang-froid : dĂ©crire, du point de vue d’Harvey Weinstein, les derniĂšres heures prĂ©cĂ©dant le verdict dans le procĂšs qui lui est intentĂ©. AccusĂ© par de nombreuses femmes de harcĂšlement et d’agressions sexuelles, le producteur amĂ©ricain apparaĂźt ici sĂ»r de lui et de son innocence. Il est hĂ©bergĂ© par un ami, riche gestionnaire de fortune, dans le Connecticut. La maison lui a Ă©tĂ© prĂȘtĂ©e pour un mois. Il n’a pour seule compagnie que Gabe, prĂȘt Ă  satisfaire la moindre de ses envies vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Aveuglement

Dans ces pages, Harvey – son patronyme n’est jamais formulĂ© – apparaĂźt par certains cĂŽtĂ©s comme un enfant capricieux qui n’en fait qu’à sa tĂȘte : il se gave de sucreries et de tĂ©lĂ© facile, refuse de rĂ©pondre aux appels de ses avocats, ignore les prescrits mĂ©dicaux. Pas une once de culpabilitĂ© ni un dĂ©but de remise en question ne le dĂ©stabilisent : son aveuglement est total. D’ailleurs, il est persuadĂ© d’« un coup montĂ©, une tentative pour faire le procĂšs des regrets et [le] faire dĂ©signer comme bouc Ă©missaire ».

Si son corps le fait souffrir, sa journĂ©e s’écoule sans heurts, dans la certitude que rien ne pourra ĂȘtre retenu contre lui. Â«Â En dĂ©finitive, ce serait pour lui comme n’importe quel autre moment de triomphe. » Et c’est sans doute cette apparence de normalitĂ© qui est la plus glaçante : l’homme est mĂȘme convaincu d’ĂȘtre victime d’un complot. Davantage prĂ©occupĂ© par la couleur de ses dents (pourquoi a-t-il nĂ©gligĂ© de les blanchir ?) que par la perspective de finir en prison, il n’a rien perdu de sa perversitĂ© et ne craint pas de se projeter dans l’avenir. D’ailleurs, son voisin, qu’il croit ĂȘtre Don DeLillo, ne pourra qu’accepter son projet d’adaptation de White Noise (traduit en français par Bruit de fond) : Â«Â idĂ©al pour se remettre en selle ».

Le climax de cette novella (genre hybride entre la nouvelle et le roman) est le repas qu’il partage avec sa fille et sa petite-fille. Loyale, Kristin ne pouvait pas ne pas venir partager avec lui ce moment, mais le malaise et le dĂ©sarroi suintent de chacun de ses mots, de chacun de ses gestes.

Curiosité

« La curiositĂ© vis-Ă -vis d’une conscience ne signifie pas l’approbation », a justifiĂ© Emma Cline dans les colonnes du magazine The New Yorker, qui a publiĂ© Harvey. En plongeant sa plume alerte et efficace dans les mĂ©andres d’une psychĂ© dĂ©voyĂ©e, elle offre un texte dont la tension se nourrit de la description quasi clinique des faits et gestes d’H.W. autant que par tout ce que le lecteur sait par ailleurs de ce prĂ©dateur.

« Demain, tout s’éclairerait. » La rĂ©alitĂ© parallĂšle qu’Harvey s’est construite ne craint aucune alternative. Rien ne pourra amoindrir les contours de sa domination. Â«Â Et Ă  la fin, il Ă©tait toujours rassasiĂ©, tandis que l’autre personne avait du mal Ă  respirer, plissait les yeux, s’agitait, une nouvelle humiliation sur le visage. » Avec ce texte qui en Ă©tonnera plus d’un, Emma Cline dĂ©cuple le pouvoir de la fiction, qui permet toutes les hardiesses. Jusqu’à plonger au cƓur mĂȘme de l’abject.

GeneviĂšve Simon

Photo : MĂ©lanie Descoubes

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