Fiction: dans la tĂȘte d’Harvey Weinstein
Chaque semaine, La Libre Belgique propose au public du Média de la Foire du Livre de Bruxelles de découvrir un article de sa rubrique littérature. Retrouvez une sélection de 5 articles chaque semaine dans la newsletter de La Libre Belgique.
Avec audace et sang-froid, Emma Cline retrace les heures (de dĂ©ni) prĂ©cĂ©dant le verdict. Glaçant. AprĂšs une entrĂ©e remarquĂ©e en littĂ©rature, avec The Girls (Quai Voltaire, 2016), impressionnante plongĂ©e au cĆur du piĂšge qui se referme sur une proie adolescente, Emma Cline sâempare dâun sujet dâactualitĂ© avec audace et sang-froid : dĂ©crire, du point de vue dâHarvey Weinstein, les derniĂšres heures prĂ©cĂ©dant le verdict dans le procĂšs qui lui est intentĂ©. AccusĂ© par de nombreuses femmes de harcĂšlement et dâagressions sexuelles, le producteur amĂ©ricain apparaĂźt ici sĂ»r de lui et de son innocence. Il est hĂ©bergĂ© par un ami, riche gestionnaire de fortune, dans le Connecticut. La maison lui a Ă©tĂ© prĂȘtĂ©e pour un mois. Il nâa pour seule compagnie que Gabe, prĂȘt Ă satisfaire la moindre de ses envies vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Aveuglement
Dans ces pages, Harvey – son patronyme nâest jamais formulĂ© – apparaĂźt par certains cĂŽtĂ©s comme un enfant capricieux qui nâen fait quâĂ sa tĂȘte : il se gave de sucreries et de tĂ©lĂ© facile, refuse de rĂ©pondre aux appels de ses avocats, ignore les prescrits mĂ©dicaux. Pas une once de culpabilitĂ© ni un dĂ©but de remise en question ne le dĂ©stabilisent : son aveuglement est total. Dâailleurs, il est persuadĂ© dâ« un coup montĂ©, une tentative pour faire le procĂšs des regrets et [le] faire dĂ©signer comme bouc Ă©missaire ».
Si son corps le fait souffrir, sa journĂ©e sâĂ©coule sans heurts, dans la certitude que rien ne pourra ĂȘtre retenu contre lui. « En dĂ©finitive, ce serait pour lui comme nâimporte quel autre moment de triomphe. » Et câest sans doute cette apparence de normalitĂ© qui est la plus glaçante : lâhomme est mĂȘme convaincu dâĂȘtre victime dâun complot. Davantage prĂ©occupĂ© par la couleur de ses dents (pourquoi a-t-il nĂ©gligĂ© de les blanchir ?) que par la perspective de finir en prison, il nâa rien perdu de sa perversitĂ© et ne craint pas de se projeter dans lâavenir. Dâailleurs, son voisin, quâil croit ĂȘtre Don DeLillo, ne pourra quâaccepter son projet dâadaptation de White Noise (traduit en français par Bruit de fond) : « idĂ©al pour se remettre en selle ».
Le climax de cette novella (genre hybride entre la nouvelle et le roman) est le repas quâil partage avec sa fille et sa petite-fille. Loyale, Kristin ne pouvait pas ne pas venir partager avec lui ce moment, mais le malaise et le dĂ©sarroi suintent de chacun de ses mots, de chacun de ses gestes.
Curiosité
« La curiositĂ© vis-Ă -vis dâune conscience ne signifie pas lâapprobation », a justifiĂ© Emma Cline dans les colonnes du magazine The New Yorker, qui a publiĂ© Harvey. En plongeant sa plume alerte et efficace dans les mĂ©andres dâune psychĂ© dĂ©voyĂ©e, elle offre un texte dont la tension se nourrit de la description quasi clinique des faits et gestes dâH.W. autant que par tout ce que le lecteur sait par ailleurs de ce prĂ©dateur.
« Demain, tout sâĂ©clairerait. » La rĂ©alitĂ© parallĂšle quâHarvey sâest construite ne craint aucune alternative. Rien ne pourra amoindrir les contours de sa domination. « Et Ă la fin, il Ă©tait toujours rassasiĂ©, tandis que lâautre personne avait du mal Ă respirer, plissait les yeux, sâagitait, une nouvelle humiliation sur le visage. » Avec ce texte qui en Ă©tonnera plus dâun, Emma Cline dĂ©cuple le pouvoir de la fiction, qui permet toutes les hardiesses. JusquâĂ plonger au cĆur mĂȘme de lâabject.
GeneviĂšve Simon
Photo : MĂ©lanie Descoubes