Ă€ toi, la pire erreur de ma vie

En février dernier, un puissant témoignage est sorti aux éditions Grasset, « Reviens Lila » de Magali Laurent (avec Françoise-Maire Santucci), qui raconte son histoire. C’est à l’âge de trois ans, en 2015, que sa fille Lila est enlevée par son ex-mari parti faire le djihad en Syrie. En exclusivité pour le média de la Foire du Livre de Bruxelles, une lettre, qu’elle adresse à son ex-mari.

Depuis que tu m’as enlevé Lila, je ne veux plus écrire ton prénom, encore moins le prononcer, ça t’humanise alors que…

Tu es devenu « l’autre Â», souvent suivi qu’un qualificatif injurieux. Bien sĂ»r, tu ignores tout du chaos que tu as laissĂ© dans mon existence. Si tu l’avais seulement envisagĂ©, aurai-tu pu assumer la cruautĂ© de tes actes ? En plus de m’avoir plongĂ©e dans la peur, la douleur et l’angoisse, tu m’as fait dĂ©couvrir ce qu’était la haine. Ce sentiment nĂ©cessaire mais pernicieux. Au dĂ©buts, la haine m’a soulagĂ©e, libĂ©rĂ©e, aidĂ©e Ă  tenir pendant de brefs instants, le temps de t’insulter, de t’imaginer les pires tortures, de poignarder ta photo en pleine nuit… Mais j’ai payĂ© très cher ce ressentiment. Je t’avais donnĂ© ce pouvoir de destruction sur moi. Toi, pouvais-tu soupçonner tout le mal que je m’infligeais par ta faute ?

Pour survivre, j’ai dĂ» apprendre Ă  me pardonner. Oui, me pardonner Ă  moi (toi, Ă©videmment, c’est impossible de te pardonner). Tu ne le sais pas, mais pendant toutes ces annĂ©es, j’ai portĂ© le poids de ton infamie. Des annĂ©es de honte, des annĂ©es Ă  me dĂ©tester car je pensais avoir Ă©tĂ© trop naĂŻve, trop stupide, avoir manquĂ© de mĂ©fiance et de discernement. Comment avais-je pu te faire confiance ? Des annĂ©es, rongĂ©e jusqu’à l’os par cette maudite culpabilitĂ©. Je m’en voulais mĂŞme d’avoir mise au monde ma Lila, condamnĂ©e par ma faute Ă  cette terrible existence.

Ce qui m’a sauvĂ©e ? Un entourage incroyable, et l’écriture d’un livre pour Lila. J’ai enfin compris. Était-ce Ă  moi de m’en vouloir ? Comment aurais-je pu seulement envisager l’impensable, l’horreur – surtout venant d’un père ?

Mais toi, as-tu jamais procĂ©dĂ© Ă  ton examen de conscience ? Au-delĂ  de ton crime, as-tu mesurĂ© l’ampleur de ta trahison ? Moi qui pensais que notre relation reposait, par-delĂ  notre sĂ©paration, sur une forme de bienveillance, elle n’était en rĂ©alitĂ© que mensonges et dissimulation… Arrivais-tu Ă  dormir pendant les mois oĂą tu as Ă©chafaudĂ© ce plan diabolique de kidnapper ta propre fille ?

J’ai mis presque cinq annĂ©es Ă  comprendre et verbaliser, en pleurs, chez ma psy, que le coupable c’était toi. Une sacrĂ©e Ă©tape, le dĂ©but du pardon que je m’accorde. J’ai enfin compris que tu m’avais manipulĂ©e, que j’avais vĂ©cu un traumatisme. Cela a Ă©tĂ© une rĂ©vĂ©lation de nommer les choses, enfin. Comme si je m’étais lavĂ©e de toute ta noirceur. Cela ne change Ă©videmment rien aux faits, mais c’est une Ă©tape…

Te doutais-tu que lors de nos conversations Skype, je crevais d’envie de traverser l’écran pour t’étrangler, et ramener ma fille ? Que nos discussions Ă©taient d’absolus moments de supplice, si bien qu’entendre aujourd’hui encore une sonnerie de Skype me glace le sang. T’écouter dĂ©blatĂ©rer tes horreurs, tes inepties, Ă©tait un calvaire qui me donnait la nausĂ©e. A force de ravaler mes mots plein de larmes, Ă  force de ne pas broncher pour ne pas risquer de te contrarier, je peinais Ă  respirer. Mais je bouillais intĂ©rieurement, aussi. L’idĂ©e de ne me plus voir ma fille me terrifiait.

A cause de toi, ma propre fille a fini par ne plus m’appeler que par mon prénom. Une gifle. Tu as distillé du poison dans son petit esprit. Tu lui as fait croire que sa mère était interchangeable et qu’elle ne l’aimait pas assez pour venir la rejoindre. Tu es ensuite parvenu à lui faire oublier sa langue maternelle, mon dernier lien avec elle. Par-dessus tout, tu m’as obligée à jouer un rôle, à sourire, à ravaler mes larmes. Comme si cette situation monstrueuse était normale. Mentir à Lila m’était insupportable. Jamais elle n’a pu entendre ma vérité. De cela aussi, tu m’as privée.

Au fil des mois, la douleur que tu m’as fait vivre Ă©tait si intenable que je me souhaitais un accident, une amnĂ©sie. CoincĂ©e entre l’envie d’en finir, et la volontĂ© de devoir tenir pour Lila. J’ai passĂ© des mois Ă  fuir les lieux qu’on avait frĂ©quentĂ© toutes les deux. Les dernières bougies que je l’ai vue souffler Ă©taient celles de ses trois ans. Depuis, plus rien. Plus de cadeaux. Plus de joie. Chaque annĂ©e, j’apprĂ©hende sa date d’anniversaire. Insondable tristesse… Plus de rentrĂ©e des classes ; plus de cinĂ©ma avec elle… Tous mes rĂŞves, pour elle et avec elle, se sont effondrĂ©s. Je ne peux plus serrer son petit corps dans mes bras. L’entendrai-je un jour me redire « maman, je t’aime !» ?

Heureusement, j’ai gardĂ© les enregistrements de nos ignobles conversations. J’ai honte de l’avouer mais j’avais oubliĂ© sa petite voix. La rĂ©entendre a Ă©tĂ© un dĂ©chirement. Et t’entendre, toi, un choc. Par la suite, tu m’as hantĂ©e pendant des semaines. Il m’est toujours pĂ©nible de regarder les photos de Lila, les vidĂ©os encore plus. La voir vivre, parler, est un crève-cĹ“ur. Comme si c’était dans une autre vie. Mais c’était une autre vie ! A quatre ans, tu la voilais dĂ©jĂ . Qu’en a-t-il Ă©tĂ© de la suite ? Tu ignores que j’ai gardĂ© prĂ©cieusement tous ses jouets, ses coloriages, ses vĂŞtements. Mes petits trĂ©sors dans des cartons. Les dernières traces de son existence insouciante. Mais je ne peux plus ouvrir ces cartons…

Pas un jour ne passe sans que je me demande ce qu’elle est devenue, avec qui elle se trouve, dans quelles conditions. Mange-t-elle Ă  sa faim ? Est-elle blessĂ©e, seulement en vie ?

Et ma vie, à moi, est celle d’une condamnée à des questions sans réponses, plus cruelles les unes que les autres. Je ne sais pas si je dois parler d’elle au futur, au passé, au conditionnel. Tu m’as piégée dans le pire des tourments. Entre le deuil et l’ignorance… et au milieu, un infime espoir. Je ne sais plus quoi espérer pour ma fille.

Mais le comble de l’ignominie, c’est cela : par ta faute, ma fille est considérée par certains comme une menace potentielle. Oui, une menace… N’est-elle pas plutôt la victime absolue de ta folie et de ton fanatisme mortifère ?

Sais-tu que le jour oĂą tu as enlevĂ© Lila, c’est une famille entière que tu as brisĂ©e ? Mes parents sont inconsolables, incapables d’évoquer Lila sans verser des larmes.

Je t’ai souhaitĂ© si souvent le pire, mais sans pouvoir me rĂ©jouir de ta mort. Car il se peut que tu sois mort. Mais alors, que devient Lila sans toi ? Je me demande parfois quelles ont Ă©tĂ© tes dernières pensĂ©es avant de mourir. As-tu eu des regrets, enfin ? Ceux que tu ne m’as jamais exprimĂ©s, aveuglĂ© par ton fanatisme. As-tu seulement pensĂ© Ă  l’avenir de Lila dans ce chaos ? Ou bien, Ă©goĂŻste jusqu’au bout, ta seule prioritĂ© Ă©tait-elle d’atteindre ton paradis ?

On fait tous des erreurs dans la vie. La mienne nous a Ă©tĂ© fatale : partager ton existence, ne serait-ce que quelques annĂ©es. Toute ma vie, je m’en voudrai de t’avoir choisi comme père pour Lila. Je maudis le jour de notre rencontre, celui oĂą j’ai dĂ©couvert un diable dĂ©guisĂ©. J’ai passĂ© des nuits blanches Ă  chercher des rĂ©ponses Ă  tous mes « pourquoi Â». Y avait-il un sens Ă  toute cette absurditĂ© et cette cruautĂ© ?

Mais j’ai dĂ©cidĂ© de mettre un terme Ă  cette torture inutile. Je sais Ă  prĂ©sent, grâce Ă  un long travail thĂ©rapeutique, mettre des mots sur ce que tu es : notre agresseur, notre bourreau, notre criminel. Cela ne fera pas revenir ma Lila, mais me libère d’un Ă©norme poids. Cette culpabilitĂ© et cette honte retournent Ă  l’envoyeur. Toi. Ma meilleure revanche est d’apprendre de cette Ă©preuve. Avancer ou sombrer. J’ai choisi la vie. Transformer cette tragĂ©die pour survivre. Je suis consciente Ă  prĂ©sent de la fragilitĂ© des choses, ce qui est essentiel, ce qu’on doit savoir lâcher. Je n’aurai probablement pas compris tout cela sans ce drame immense. Pourtant, j’espère que lĂ  oĂą tu te trouves, tu es bien plus tourmentĂ© que moi, et que tu paieras Ă©ternellement le prix de ton inhumanitĂ©.

Un jour, tu m’as reprochĂ© de trop aimer la vie, toi qui espĂ©rais la mort. Pour une fois, j’ai voulu te donner raison. Je veux que tu saches que tu n’as pas rĂ©ussi Ă  me briser. Tu ne le sauras certainement jamais, mais Lila a une petite sĹ“ur. Un petit ange qui m’ancre dans cette vie. Elles se seraient adorĂ©es. Souvent, je songe Ă  toutes les deux, les imagine jouant ensemble. Lila aurait pris son rĂ´le de grande sĹ“ur très Ă  cĹ“ur ! Et puis, c’est Ă©trange le destin… mais après toi, comme si j’en avais assez bavĂ©, j’ai rencontrĂ© le plus aimant des hommes. Celui qui m’aime avec les cicatrices que tu m’as laissĂ©es et accepte mon histoire, si lourde au quotidien. DĂ©sormais, tous les trois, on avance sur tes ruines et avec le fantĂ´me de Lila.

J’ai aussi eu la chance d’être merveilleusement entourĂ©e, Ă  tous les niveaux. L’ignominie de tes actes a soulevĂ© une vague de soutien, d’amour, de solidaritĂ© – et une grande comprĂ©hension. Se reconstruire est un travail de tous les instants. DĂ©mĂŞler tout ce marasme Ă©motionnel. Mais c’est essentiel. Avant tout pour cette petite fille de deux ans, ma deuxième fille, Ă  qui j’explique qu’elle a une grande sĹ“ur qui s’appelle Lila… Par-delĂ  le traumatisme, je voudrais qu’elle comprenne qu’avec beaucoup de chance, d’amour et d’obstination, on peut se relever et renaĂ®tre. Pour continuer Ă  faire exister Lila. Et parce que la vie est prĂ©cieuse.

Magali Laurent

Lire aussi